Le Cantique réveille nos propres expériences, et toujours nous atteint au cœur, puisqu’il s’agit de l’Aimé et de l’Aimée. C’est un poème de la rencontre amoureuse. Mais l’auteur laisse cette rencontre se dérouler comme un rêve, afin d’en dévoiler le mystère : l’appel de l’amour vient d’ailleurs. La recherche, la rencontre, les fuites, ne sont enchanteresses et ne sont vraies que parce qu’en elles transparaît un mystère : un Autre nous attire. D’où le titre que le livre se donne à lui-même : Le Cantique des cantiques. En hébreu, c’est là une des formes du superlatif : le Chant par excellence, ou : Le Chant plus haut.
Le Cantique, c’est l’intuition et la recherche de l’Unique au-delà de tous les voiles ; lui, d’ailleurs, est tout aussi fasciné par la recherche de celui ou celle qu’il a choisis, uniques pour lui et irremplaçables. Cette découverte de Yahveh, le Dieu farouche, comme l’époux n’est pas totalement neuve dans la Bible ; les prophètes s’étaient appuyés sur leur expérience conjugale pour parler de l’alliance de Dieu avec son peuple (Osée 1-2), plus encore ils avaient utilisé les mots de l’amour humain pour exprimer leur expérience d’une relation privilégiée avec Dieu, laquelle un jour serait offerte à tout Israël.
Le langage du Cantique n’est pas tellement étranger à celui d’Osée 2,4-22, mais ce n’est plus le même partenaire qui a la parole. Osée jouait le rôle de Dieu indigné par les prostitutions d’Israël ; dans le Cantique, c’est Israël, devenu l’Aimée qui vit et joue tout le rêve : en dépit des apparences de dialogue, c’est elle qui sent, qui désire, qui analyse ses contradictions. Ce changement porte la marque des temps : à l’époque où le Cantique est composé, il y a en Israël une minorité qui aime, qui veille et qui aspire à l’impossible, et le poète du Cantique s’est fait son interprète. L’Aimée de Dieu, c’est d’abord Israël avec sa terre, et l’auteur attend la venue de l’Unique comme roi-Messie de la communauté élue. Ceci nous explique la présence dans le Cantique de comparaisons qui sembleraient étranges s’il s’agissait de fiancés ordinaires, mais qui sont en fait des allusions au passé d’Israël, à son Temple et à sa terre.
Il faut reconnaître que beaucoup de biblistes aujourd’hui, voyant les points de contact entre le Cantique et les chants d’amour du Moyen Orient, pensent qu’il est de la même veine et que seulement dans un deuxième temps on a voulu y voir une image de l’amour de Dieu pour son peuple. Il est certain que lorsqu’on commence par décomposer le Cantique en petits fragments, chacun d’eux peut être comparé à tel ou tel fragment de poésie égytienne. Le vocabulaire et les images qu’il utilise avaient une très ancienne histoire; cependant les vers d’amour des littératures anciennes, bien des siècles avant que le Cantique ne soit écrit, dépassaient rarement l’érotisme, même s’ils étaient porteurs d’un sens du sacré. Car au Moyen Orient, toute manifestation de la sexualité établissait une connivence avec le monde des dieux. Partant de là certains voudraient comprendre chaque paragraphe du Cantique à partir d’expériences étrangères à toute la tradition biblique.
Le malheur, c’est qu’au terme de ce travail les morceaux ne se rejoignent pas et le poème reste vide de sens. Par contre, si l’on prend le poème comme un tout, il est clair qu’il s’y exprime quelque chose de grand : il réveille l’amour au niveau où nous l’avons connu, et il nous transmet l’appel d’un au-delà non encore expérimenté. Les symboles nous émeuvent en même temps qu’ils perdent leur agressivité sensuelle ; des expressions qui parsèment le chant viennent se placer l’une après l’autre dans le cadre d’une interprétation qui dévoile le désir, les inquiétudes et l’attente de la communauté pour laquelle il a été écrit. On le met sans peine en rapport avec la situation sociale et politique d’une certaine époque, et le poème entier affirme que l’espérance ne sera pas trompée : l’Aimé viendra pour les épousailles!
Il n’y a donc pas lieu de se demander pourquoi ce livre a été placé si rapidement parmi les livres sacrés, et cela en un temps qui n’était guère favorable à l’amour libre et délié de toute contrainte sociale, comme c’est le cas tout au long du Cantique. La réponse est simple : c’est parce que les contemporains comprenaient immédiatement le sens de la parabole et les habitués de la Bible s’y retrouvaient : cet amour libre, plus fort que la mort, c’était bien ce qu’on attendait au-delà des contraintes de la Loi. D’ailleurs, bien des détails qui aux yeux de l’observateur étranger ne seraient que banalité ou incohérence leur donnaient les clés du poème : voir en particulier : 1,9; 2,17; 6,12; 7,6.
Dans le Cantique comme chez les grands prophètes, mais avec d’autres mots, c’est l’expérience du Dieu-Amour qui a inspiré tout le rêve et attiré les images humaines. Le Cantique n’est pas un chant de l’amour humain qui s’est retrouvé dans la Bible après avoir reçu une interprétation religieuse : dès les origines la tradition juive y a vu le chant de l’amour divin. Et le fait que Dieu n’y soit pas nommé est intentionnel, car l’Unique, à la fois Amour et Amant, est bien loin du “Dieu” des religions humaines.
Le Cantique se présente comme l’oeuvre de Salomon. Ce n’est qu’un prête nom, comme pour d’autres livres de la Bible : l’auteur était un spirituel et un lettré, un de ceux qui ont écrit les livres de Sagesse de la Bible. Il a écrit au plus tôt au temps de l’empire perse, au quatrième siècle, bien plus probablement au troisième siècle sous la domination égyptienne comme nous le dit de façon figurée le verset 1,9.
En chrétienté, ce furent les moines qui s’emparèrent du Cantique. Eux, qui renonçaient à l’amour humain, passaient à pieds joints sur les expressions de l’amour sensuel qui remplissent bien des paragraphes ; ils allaient droit à ce qui avait été en fait une expérience spirituelle. Ce langage les aidait à sentir à quel point la relation d’amour avec l’Unique peut être réelle, enivrante, dévorante.
De fait ils allaient rendre au peuple chrétien le bien dont ils s’étaient emparés. Au douzième siècle en Europe, en France tout spécialement, apparurent les premiers signes d’une reconnaissance de l’amour, bien ignoré durant les siècles barbares. C’est alors que le Cantique relu et commenté par quelques grands spirituels exerça une influence déterminante pour la prise de conscience du mystère de l’amour, au moment même où naissait la littérature de l’amour courtois.
On dit parfois méchamment que l’amour se termine au mariage. C’est au moins ce que ne cessent de répéter films et T.V., dans un monde où beaucoup ne reconnaissent l’amour que là où il promet ce qu’il ne tiendra pas. Le Cantique remet au centre de nos inquiétudes l’aspiration à l’amour vrai, lequel est toujours une irradiation de Dieu et est, comme lui, fidèle jusqu’au-delà de la mort.